Vous êtes-vous déjà trouvés dans une situation complètement extravagante qui dépasse votre entendement ? Cela m’est arrivé, il y a quelques temps. Aller, hop, je vous raconte tout ça, parfumé à ma sauce, bien entendu.
***
Un jour, mon voisin, devant se rendre chez le toubib, me proposa de me déposer au bar-tabac du village à côté. Vu que le bistrot le plus proche est implanté à dix kilomètres de chez moi, et n’ayant plus de voiture, je profite, de temps à autre, de la gentillesse de mes voisins pour m’évader de mon trou perdu. Certes, poireauter une petite heure peut paraître long, mais, quand il s’agit de passer du bon temps avec quelques désœuvrés comme moi, cette attente ne peut être que joyeuse. Poussant la porte du bistrot, je saluai à la volée le patron et l’assemblée, puis, me dirigeai vers le fond de la salle, là où se situe ma table préférée.
Je ne sais si vous fréquentez, de temps à autre, ce genre d’établissement, mais, pour ceux qui n’ont pas cette fringante habitude, sachez que dans les bistrots, ici, en Auvergne, et, certainement partout en Gaule, c’est un peu comme à la maison, chacun a son petit coin favori. Les accros du PMU seront attablés devant l’écran de télévision, là où des canassons courent à perdre haleine, sans jamais pouvoir s’échapper de cette cage de verre – les fumeurs s’attableront pas trop loin de la porte d’entrée, des fois qu’une envie soudaine de clop se fasse sentir plus qu’urgente – les amoureux se planqueront tout là-bas, bien dissimulés de la populace, car, c’est bien connu, les amours sont toujours cachés – les braillards se tiendront au milieu de la salle, certains de se faire entendre par tous – les poivrots, associés aux piliers de bistrot, se cramponneront au comptoir en zinc, des fois qu’il s’écroule (oui, le comptoir, pas eux…) – les couples de petits vieux, eux, s’installeront sur les banquettes en Sky, ces dernières étant plus confortables que les chaises en bois – les jeunes et les jeunettes de 18/25 piges se poseront n’importe où, sachant que leurs copines et copains les trouveront où qu’ils soient – l’étranger de passage, lui, trouvera une petite place au zinc, histoire de se délecter des histoires de comptoir – la petite vieille au chien, tenant fermement la laisse en cuir ratatiné de son microscopique monstre aboyeur, se calera devant la petite table, tout à-bas, dans un minuscule recoin où personne n’oserait s’installer – quant au patron de ce théâtre provincial, oscillant de droite à gauche derrière son zinc, tout en zigzaguant entre les tables, il jouera, avec un plaisir espiègle, au chef d’orchestre de cette bouffonnerie gauloise – et, les vieux comme moi, célibataires, ou veufs, ou divorcés, peu importe, s’assoiront ici, à la seule table offrant un vaste panorama, histoire de profiter pleinement de ce vaudeville vivant gratuit.
***
Passant le long du comptoir, un boit-sans-soif m’apostropha : « T’es veinard aujourd’hui, t’as de la compagnie ». Un autre, aussi goguenard que son compagnon de beuverie renchérit : « Ouais, tu vas prendre un bon coup de jeune, ton arthrose va apprécier ». Connaissant l’humour graveleux de ces deux piliers de bistrot, je n’y attachai pas d’importance et continuai mon trajet. Après avoir contourné le pilier central du troquet, je compris le sens des remarques des deux pochards. Assise à ma place, une femme occupait mon emplacement favori. En fait, ce n’est pas tout à fait exact. Alors que moi, d’habitude, je faisais face à la salle, l’effrontée, piqueuse de coin préféré, était assise de l’autre côté de la table, faisant face au mur. Grande et menue, elle devait avoir dans les trente-quarante ans, était vêtue d’un Pantacourt turquoise et d’une veste en Jean, sur laquelle s’épandait une abondante chevelure châtain foncé. Pas rancunier envers cette voleuse de table adorée, je m’approchai de celle d’à côté, tout en la saluant aimablement. L’effrontée, pour répondre à mon salut, se retourna, et là, je restai pétrifié ! Tétanisé le Guyr ! Paralysé de bas en haut, incapable de réagir, le regard fixe, ne quittant pas d’un cil son visage.
- Vous avez vu un fantôme, me demanda-t-elle, en souriant ? Je ne savais pas que je pouvais procurer un tel effroi.
- Pardonnez-moi, lui répondis-je, en me ressaisissant. Un fantôme ? C’est peu de le dire, tellement la ressemblance est frappante.
- Je savais que l’on pouvait avoir des sosies vivants, mais des sosies fantômes, ça, on me ne l’avait jamais fait, renchérit-elle, en riant.
- Croyez-moi, pour moi aussi, c’est une première. Vous avez le même visage, la même chevelure, les mêmes yeux vert à paillettes d’or pétillant de joie de vivre. Comment ne pas être déconcerté devant pareille apparition ?
- Vu la tête que vous faisiez, il est certain que je vous ai surpris. Je suis curieuse de savoir pourquoi.
Lui ayant proposé un autre café, je lui expliquai la rencontre fortuite avec son sosie, les bons moments que nous avions partagés ensemble durant sept mois, puis, son accident un soir, suivi de son décès deux jours après ; tout cela, il y avait un peu plus de trente ans.
- Entre nous, il y avait un lien très singulier qui nous unissait. Une sorte d’amitié plus qu’intime. Ayant vécu une enfance et une adolescence sordides, elle croquait la vie avec une allégresse vertigineuse. Je me souviens de la joie que nous avions tous les deux, lorsque nous nous retrouvions de temps à autre. Rien n’était calculé à l’avance, uniquement une envie de l’instant présent. Un soir, c’était le cinéma ou le restaurant ; un autre, chez elle ou chez moi ; un dimanche à randonner ; et uniquement une fois par semaine, voire tous les quinze jours. C’est peu en sept mois, mais, suffisant pour que son visage demeure gravé dans ma mémoire, et crée ce moment de trouble en vous voyant.
- Je comprends votre stupeur, me répondit l’effrontée. C’est fou comme la vie nous réserve des surprises parfois. Ce qui l’est également, c’est l’aspect sosie. Comment, sans être les descendants d’un individu, on trouve parfois, des années après, une autre personne étant le reflet parfait de ce premier ?
***
La venue de mon voisin, chauffeur du jour, interrompit notre bavardage. Nous nous séparâmes bons amis. Curieux, mon voisin me demanda : « C’était qui ?»
- Un rêve, lui répondis-je, rien d’autre qu’une illusion céleste…