Le Vieil Homme, les Deux Virtuoses et l’épinette

Vous êtes-vous déjà promenés dans certains petits villages français qui font la fierté de notre beau pays ? Personnellement, je l’ai fait de nombreuses fois, glanant par-ci, par-là, les arômes subtiles des âmes errantes du lieu…

Un bruit secret, une pierre d’angle défigurée, un envol de passereaux peureux, un rideau qui frissonne sous la caresse d’une grand-mère derrière sa fenêtre, un rayon de soleil sur une antique enseigne de fer rouillé, une silhouette inconnue que vous croyez reconnaître, une charrette à bras criant sa peine, une archaïque fontaine pleurant sa soif, ou alors, soudainement, surgissant de nulle part, une note de musique frivole, envoûtante, qui, perfide et généreuse à la fois, vous trouble les sens, faisant jaillir de votre subconscient une parenthèse de vie cachée…

C’était, il y a quoi ? Huit ans, peut-être neuf, je ne sais plus, ne sachant plus comme jadis compter les jours et les mois. Ce matin là, totalement submergé par la nostalgie d’une autre époque, je sifflais ma brave Cantate, et, saisissant ma canne et mon chapeau, je partais me replonger dans le Berry.

Ah, le Berry ! Ne soyez nullement surpris, si lors d’une promenade, vous croyez entendre Chopin jouer une valse dans le salon de la divine George Sand ; ou si, empreint d’une sourde inquiétude, vous vous sentez emprisonné par un sombre sortilège issu de cette terre galante ; ou mieux encore, s’il vous semble entrevoir, là, assis devant son chevalet, Claude Monet peignant le château de Crozant et la Creuse baignant ses fondations. Surtout, n’ayez aucune crainte, vous voici au pays des Bituriges, berceau du romantisme et terre des sorciers obscurs.

Parvenu à Neuvy Saint-Sépulchre, je décidais de profiter quelques instants de la quiétude de la basilique Saint-Etienne, splendeur de l’art roman du XIème siècle. Classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, elle est toujours un haut lieu de pèlerinage, et, était jadis le point de départ des chevaliers berrichons qui partaient à Jérusalem.

Au coin d’une petite placette, deux adolescents assis sur un banc de pierre regardaient intensément une antique maison bourgeoise située sur leur droite. Intrigué, je me dirigeais lentement vers cette vieille demeure et ce jeune couple. Plus je m’approchais d’eux, plus le bruit des voitures s’estompait, laissant la majesté des lieux reprendre sa fonction ancestrale. Quel silence ! Uniquement un silence prodigieux, comme si un troll berrichon avait recouvert les lieux d’un manteau de velours, ne laissant à aucun bruit le plaisir sournois – honteuse effronterie – de violenter cet havre de paix.

Soudain, un son. Et quel son ! Et puis un autre, suivi d’un troisième, eux-mêmes effacés par une envolée d’arpèges venus du plus profond d’une âme céleste. Ne pouvant résister à cette romance, je sollicitais l’autorisation du jeune couple de m’asseoir sur le banc à leur côté. Le, ou la virtuose, ayant achevé son envolée, un des jeunes me demanda :

  • Monsieur, connaissez-vous cet instrument ? Ce n’est pas un piano, n’est-ce pas ? Mon ami me dit que c’est un clavecin. Pourtant, la tonalité me semble légèrement différente.
  • Vous avez raison, ce n’est ni un piano, ni un clavecin, mais une épinette. Aimeriez-vous voir ce qu’il en est précisément ? Nous pourrions demander au virtuose qui se cache derrière ces murs, je suis persuadé qu’il se fera un plaisir de nous la montrer.

Aussitôt dit, je me levais et sonnais à la porte. Au bout de quelques instants, une vieille dame vint nous ouvrir. Tout d’abord surprise de voir à sa porte un vieux bonhomme et deux jeunes garçons, elle accepta gentiment de nous présenter son instrument.

Je reconnus immédiatement une épinette flamande du XVIIIème siècle, se jouant avec bonheur des siècles passés. Intensément majestueuse avec ses boiseries peintes d’angelots, parée d’un clavier délicieusement usé par le jeu de ses précédents propriétaires, elle était tout simplement éblouissante. Elle enthousiasma les deux garçons totalement stupéfiés de découvrir une telle œuvre d’art que l’on trouve habituellement dans les musées ou quelques anciennes demeures royales. S’en suivi une présentation détaillée de ce joyau inestimable : son clavier de 49 touches, ses sons si particuliers suivant la qualité des cordes en laiton ou en acier, son système de pincement unique des cordes, tout cela agrémenté par une démonstration musicale que nous offrit sa propriétaire. C’était un réel plaisir de voir ces deux jeunes poser mille questions auxquelles la vieille dame répondait avec beaucoup de complaisance. Soudain, elle se tourna vers moi et me posa une question :

  • Vous semblez bien connaître l’épinette, Monsieur, en jouez-vous ?
  • J’en ai joué quelques mois il y a fort longtemps, lui répondis-je, j’ai toujours été charmé par l’ingéniosité remarquable de son mécanisme et par l’ivresse de son chant poétique. Je garde en souvenir un concert improvisé avec un piano à queue, une flûte traversière et une épinette. Le contre-pied musical entre les cordes frappées et celles pincées, équilibré par le raffinement de la flûte, nous avait tous ensorcelé !
  • Si je puis me permettre, pourquoi avez-vous arrêter, renchérit-elle ?
  • C’est une triste odyssée. Ce qu’il y a d’agréable, c’est que le contexte joyeux de cette aventure funeste réapparaît à mes yeux aujourd’hui dans votre belle maison.

Conscient de l’intérêt que j’avais suscité, je leur racontais un épisode caché de ma vie d’adolescent. Nous avons tous au fin fond de nous-même un épisode de vie, non pas oublié, mais tout simplement caché à la face du monde. Pourquoi ? Parce que c’est notre petit secret personnel, épopée très intime que nous ne souhaitons pas partager. Et puis, un jour, il y a une espèce d’abrogation psychologique qui s’installe en nous, nous libérant de cette omerta affectueuse.

«  Vous, Madame, tout comme moi, vous mesurez pleinement les singularités du temps qui passe. Vous deux, jeunes gens, vous n’en appréciez pas encore totalement la gourmandise plus ou moins délicieuse. Je vous souhaite de collecter énormément de petits épisodes de vie. Qu’ils vous soient plus ou moins agréables n’est pas la priorité, l’essentiel est qu’ils soient l’essence de votre vie.

J’avais dix huit ans. L’année 1968, celle des grands bouleversements en France.Tout n’était que pagaille et désordre. Nous, les étudiants, avions décidé, dans un élan patriotique, de nous opposer au diktat que nous imposait la société. Me concernant, j’ai largement œuvré dans ce sens, mais, pas totalement. J’étais amoureux ! Elle s’appelait Valère, vivait pleinement ses dix sept ans, était révolutionnaire dans l’âme malgré ses origines bourgeoises. Elle habitait avec sa famille dans une immense maison dite de maître, splendide demeure aux pièces innombrables et grandioses. Je passais la plupart de mes week-ends chez elle, appréciant le parc magnifiquement arboré, les décors somptueux de l’intérieur de cette gentilhommière.

Un jour de pluie, elle me proposa une surprise. « Viens, me dit-elle, je vais te faire voir une pièce secrète ». Elle m’emmena dans le grand salon, au fond duquel une porte cachait ce lieu dissimulé. La poussant, elle s’écarta pour me faire découvrir un trésor. Les murs étaient recouverts de tableaux divers, soutenant avec fierté un plafond en staff de toute beauté. La marqueterie du sol était en partie recouverte par deux immenses tapis d’Iran, sur lesquels trônaient un piano demi-queue et un clavecin. Sur la droite, face à la terrasse extérieure, une épinette datant du Grand Siècle, rivalisait de charme avec les deux vénérables.

M’approchant du clavecin, et m’apprêtant à effleurer le clavier, Valère chuchota : « Non, ne touche pas, c’est interdit ». Lui en demandant la raison, elle m’expliqua : « Depuis que Grand-Père est décédé, Grammy ne joue plus et nous interdit de le toucher ». Me tournant vers l’épinette, je pianotais légèrement un air de Couperin. « Chut, ne fais pas de bruit, insista Valère ». Subjugué par la clarté du son qui s’offrait à nous, je continuais à pianoter. « Qui ose toucher l’épinette ? » s’écria une voix grave. Me retournant, j’aperçus une très vieille dame, pliée sur une canne d’ébène. Je ne l’avais jamais vue. Depuis le décès de son mari, elle vivait recluse dans ses appartements. Valère m’ayant présenté à sa Grand-Mère, celle-ci se tourna vers moi, me dit sur un ton impitoyable : « Jeune homme, votre jeu est loin d’être parfait. Il vous faut de la consistance, de la vitalité, mais surtout de la douceur ». Se tournant vers sa petite fille, elle lui dit : « Valère, ma chérie, aide-moi ». S’approchant de l’épinette, elle ajusta le clavier, fit vibrer une corde avec son pouce, en accorda d’autres, s’installa sur le tabouret d’acajou et joua. Figés, nous tenant par la main, nous l’écoutâmes religieusement. Ses mains parcheminées volaient sur le clavier, tapant ici, effleurant là-bas, virevoltant à droite et à gauche, transportant la vieille dame dans un monde inconnu de tous… Percevant un léger bruit, nous nous retournâmes. Adrien, le père de Valère, mais également le fils de cette virtuose, était sur le pas de la porte, sanglotant doucement. Cela faisait dix ans que sa mère n’avait plus joué.

Durant les quatre mois qui suivirent, tous les dimanches après-midi, elle m’apprit à maîtriser l’art de cet instrument, m’accompagnant parfois avec le Pleyel. Un jour, elle demanda à son fils de nous accompagner avec sa flûte traversière. Le concert improvisé dont je vous parlais tout à l’heure, avec comme public enthousiaste Valère, ses trois sœurs et sa mère. L’hiver suivant, le jour de ses quatre vingt huit ans, elle s’en alla rejoindre son époux. Valère, mon amour de jeunesse, la rejoignit deux mois plus tard, nous laissant seuls avec ce souvenir impérissable. »

***

Je me souviens du regard des deux garçons qui oscillait entre la vieille dame et moi, tout en fixant l’épinette flamande. Peut-être essayaient-ils de percer le mystère qui se cache dans toutes les épinettes du monde ? Ce dont je suis certain, ce sont les remerciements sincères qu’ils nous ont adressés à tous les deux. Je ne les ai jamais revus. Peut-être, le soir en rentrant chez eux, ont-ils racontés à leurs parents ce passage de vie imprévu ? Peut-être se sont-ils trouvé un engouement pour cet instrument à corde si particulier ?

Quant à la vieille dame, elle me proposa de jouer. Lui ayant répondu que cela me serait impossible, je lui demandais si elle, elle pouvait nous jouer l’Audacieuse de François Couperin, pièce musicale avec laquelle la grand-mère de Valère m’avait enseigné l’art de l’épinette. Ce qu’elle fit avec beaucoup de gentillesse.

9 réflexions sur “Le Vieil Homme, les Deux Virtuoses et l’épinette

    1. Merci, et quelle heureuse surprise ! Belle écriture, c’est tout ce qu’il reste de « potable ». Ce bon vieux Guyr a pris un sacré coup de vieux !😂😢

      J’aime

      1. Merci Béatrice, et heureux que cela vous ait transportée. Oui, c’est du vécu à 100%. C’est pour cela que l’histoire est belle par elle même. Mais, avec les mots adaptés, c’est tout simplement génial. Bien à vous.

        J’aime

Laisser un commentaire