Histoire simple…

Sologne, un soir de printemps…

  • Bonjour l’ami, es-tu complètement remis de tes soucis de santé ? J’ai besoin que tu me rendes un petit service. J’ai besoin de ta voiture également. Je te propose un troc : le service avec ta voiture, en échange d’un gueuleton lundi prochain en soirée. Mais, seulement si tu vas mieux. Sinon, Mathilde n’a pas fini de me reprocher cette extravagance.
  • Si, je comprends bien, ton Trois-mâts est enfin prêt, lui répondis-je en riant, et tu veux que nous allions le chercher et l’emmener à l’étang ?
  • Tu as tout compris. Nous allons enfin pouvoir jouer aux aventuriers, comme des gosses !

A la retraite, Jean-Yves et son épouse Mathilde venaient de s’installer dans une ancienne ferme solognote assez délabrée, située au milieu de dix hectares de forêt dont un étang de cinq hectares. Au centre de ce plan d’eau, une île boisée de sept cents mètres carrés environ. Le rêve un peu fou de Jean-Yves, construire sur l’île une petite cabane genre trappeur d’Alaska, d’où, l’achat d’une barque pour y accéder. Comme ma voiture était équipée d’un attelage, et pouvait passer pratiquement dans tous les chemins défoncés, je lui avais proposé mon aide.

Quelle barque ! Superbe et formidablement bien conçue ! Jean-Yves s’était fait plaisir. «Je t’avoue que Mathilde a râlé un peu, vu son prix. Mais, si l’on réfléchit bien, il faut bien tout ça pour la sécurité des personnes transportées, et pour acheminer les matériaux et l’outillage sur l’île». Le vendeur ayant mis à notre disposition une remorque adaptée, nous partîmes mettre à l’eau ce rafiot de luxe équipé d’un moteur électrique. «Tu comprends, si nous voulons contempler les oiseaux sans les effrayer, c’est le mieux. Et, pour ne rien te cacher, c’est un ultimatum de Mathilde qui n’a pas du tout envie de ramer à ma place. Pourtant, un peu d’exercice lui ferait du bien, commentait-il en riant».

*****

Au milieu de l’étang, il coupa le moteur et demanda à son épouse «Ici, ça te va ?» Ayant obtenu son accord, il sortit d’une glacière, qu’il avait mise dans la barque, une bouteille de champagne et trois flûtes en cristal, fit sauter le bouchon et remplit les verres.

«Mathilde et moi, nous nous sommes rappelés que depuis hier, tu avais pris un coup de vieux. Quoi de mieux qu’un vieux Mumm Cordon Rouge, au milieu d’un étang et d’une nature sauvage, pour arroser tes soixante printemps entre bons amis?»

Le concours de pétanque du siècle, un Macchabée et les commérages campagnards !

Bien au delà du tout là-bas, vous savez bien, tout-tout-tout-là-bas, presque aux confins du bout du monde, au milieu d’un petit village niché dans ce que l’on appelait jadis le Bas Dauphiné, parfaitement bien implanté devant le jeu de boules ; (vous savez bien, là où il y a des platanes centenaires, qui, boudiou de boudiou, s’ils pouvaient parler, et bien pour sûr, le Sud de la France serait le plus grand théâtre comique gaulois du monde !…) ; donc, tout-tout-tout-là-bas, à la limite de la plaine et des montagnes alpines, sous l’ombre bienveillante des platanes muets, la terrasse du tripot communal  »Chez Momo » déborde de monde.

Et pour cause ! Ce jour, mesdames et messieurs, c’est l’événement attendu par tous sans exception ! Comment, vous n’étiez pas au courant ? Si je puis vous donner un conseil, au lieu de vous abonner aux TikTok, Instagram et compagnie, je serais vous, je souscrirais un abonnement au CUD, le réseau téléphonique des Cancans Ubuesques du Dauphiné, truchement de tout ce qui est folklorique par là-bas, au fin fond du Bas Dauphiné. Ainsi, vous seriez au courant du concours de boules de pétanque du siècle qui oppose deux équipes explosives.

Il y a ceux du haut du village, les Grandes-Gueules forts en verbe ; et, les autres du bas du village, les Bravaches, peuchère, plus fanfaron qu’eux, tu meurs ! Le match s’annonce pittoresque et haut en couleurs verbales. Pensez donc, il y a là, le Paulo d’en haut, célèbre pour son tir de pointe d’une précision diabolique, et, en opposé, le Marcel d’en bas, qui n’a pas son pareil pour tirer et faire sauter les boules du Paulo. La bataille doit se dérouler en six parties. La victoire sera attribuée à l’équipe qui totalisera cinq parties gagnées sur six, ce qui est quasiment impossible. En cas de non victoire, on remettra ça l’année prochaine. Et, tenez-vous bien, cela fait vingt cinq ans que cette comédie burlesque perdure, avec une seule victoire des Bravaches du bas du village.

Tout est prêt. Le soleil, maître incontesté de la fête, a bien voulu participer à l’événement. Le terrain vient d’être ratissé, ne laissant aucun minuscule caillou se pavaner sur le sable. Aux deux extrémités, solidement amarrées, des traverses de chemin de fer délimitent parfaitement la surface de jeu, tandis que des bancs, installés sur les côtés du terrain, s’apprêtent à supporter la fureur des spectateurs. Et, pour achever ce tableau jouissif, goguenards à foison, les joueurs se lancent des défis, à qui mettra une fanny à l’autre. Oui, tout est prêt, enfin non, pas tout à fait. Il ne manque plus qu’au curé du village d’effectuer le tirage au sort. Pourquoi le curé ? Parce que, pour éviter tous palabres, il est bien le seul arbitre dont personne n’oserait contester le jugement. Et, tenez-vous bien, ce sont les épouses des joueurs qui l’ont imposé à leurs braillards de maris ! «C’est bien, ça leur clou le bec. Et puis, ils s’abstiennent de jurer comme des charretiers en présence du curé», explique en riant la Simone du bas du village, copine comme pas deux avec la Jeannette de haut du village.

Le tirage au sort ayant désigné les Grandes-Gueules, le Paulo lance le cochonnet, et, déjà, il y a réclamation ! D’après les Bravaches, il est jeté à plus de 20 mètres, ce qui est interdit par le règlement. Après vérification, il est à 19,80 mètres, uniquement pour que le Marcel d’en bas rate ses tirs ! «A cette distance, le Marcel peut se rhabiller, il n’est pas prêt de le réussir son fameux carreau-tiré, commente le Grégoire des Grandes-Gueules, il pourra juste faire peur aux mouches». Et là, après avoir fait son cinéma de pointeur, sans oublier de s’essuyer les mains avec son chiffon porte-bonheur, ni de dire aux Bravaches qu’ils vont assister à un pointage de fou qui va les tuer net, le Paulo lance sa boule, et, boudiou de boudiou, la place à un demi centimètre du cochonnet ! Du grand art, de quoi tétaniser les pointeurs concurrents.

Toute la populace s’esclaffe devant un tel exploit, quand, toute essoufflée, la vieille bigote du haut du village ; (vous savez bien, dans tous les villages de France et de Navarre, il y a toujours une vieille colporteuse de ragots) ; donc, la vieille Émilie ou Félicie, à moins que ce soit la vieille Antonine, peu importe, arrive toute essoufflée et crie : «Le Germain, c’est-y pas croyable…» – «Bien quoi, lui demande le maire du village ?» – «Oui, qu’est-ce qui lui arrive au vieux Germain, renchérit le curé  S’ensuivit un flot de questions de la populace, pressant de questions la pauvre vieille qui ne parvient pas à reprendre son souffle. «Allons, Séraphine, demande le maire, dites-nous ce qu’il lui arrive à l’ancien». La vieille demoiselle les regarda tous, les uns après les autres, et s’exclama : «Le vieux grippe-sou s’en est trépassé, et, par Saint Michel, c’est-y pas une bonne affaire que ce décès ?» S’en suivit tout un tas de commentaires, de palabres plus ou moins insolites, au sein desquels plusieurs mots sortaient du lot : souterrain – puits – vieux fou – échelle scellée – porte en fer – trésor – vieux radin – château – maintenant, on va peut-être savoir – ça dépend de qui va hériter…

  • Et, vous, Monsieur, qu’en pensez-vous de cette histoire de souterrain, me demanda le maire ?

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J’étais arrivé dans ce village la veille au soir, mandaté par le fabricant d’un moteur industriel pour résoudre un litige entre la mairie et l’installateur du dit moteur. Ayant passé la nuit dans l’auberge familiale du coin tenue par le maire et son épouse ; (vous savez bien, ces tavernes du siècle dernier, aux charmes désuets, avec le patron aux fourneaux, mais aussi de passage régulièrement au bar, vantant son eau de vie de poire ; sans oublier la patronne œil-de-lynx derrière la caisse enregistreuse, et une jolie fille du coin pour faire le service et aider à faire le ménage dans les chambres) ; je m’apprêtais à repartir le lendemain en fin de matinée, quand le maire m’invita à rester à cette partie de pétanque historique, tout en m’offrant la nuitée suivante en remerciement d’avoir solutionné ce conflit qui durait depuis des mois. Nous étions un vendredi, la partie avait lieu en fin d’après-midi, et, je n’avais rien de prévu pour le week-end. Trouvant là un bon prétexte pour passer une bonne soirée et visiter la région le lendemain, j’acceptais. Eh ! Mettez-vous à ma place, une partie de pétanque savoureuse à souhait, suivie par une vadrouille touristique, il faudrait être fou pour laisser passer de pareilles opportunités !

Lui ayant dit que je n’avais pas trop compris ce qui se passait, il me raconta une histoire locale basée sur les succulents ont-dits qui alimentent les cancans campagnards.

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Tout à commencé en 1790, où les biens des nobles et des ecclésiastiques furent nationalisés et vendus par lots aux gens du cru. Ainsi, une ferme de ce village, jadis dépendante d’un château-fort en ruine, fut achetée par un ancêtre du dénommé Germain. La particularité de cette exploitation agricole, hormis des bâtiments en pierre de taille, était ses deux puits situés à une dizaine de mètres l’un de l’autre.

L’un était d’une petite circonférence avec une profondeur de douze mètres, équipé d’une pompe à main qui fonctionnait toujours. Le second mesurait 2,80 mètres de diamètre, fortement verrouillé par un ensemble de tôles et de ferrures, descendait à plus de vingt sept mètres sous terre ! Enfin, c’est ce qui se disait dans le pays, car, de mémoire d’homme, personne n’était descendu dans ce gouffre. Par contre, des vieux racontaient que leurs grand-pères leur avaient dit que leurs aïeux prétendaient que dans ce puits, il y avait des barreaux d’acier fixés dans le mur, comme une échelle, et qu’à huit ou dix mètres de profondeur, peut-être plus, il y avait un recoin taillé dans le roc, devant lequel était scellée une porte de fer. Et, depuis la nuit des temps, la populace parlait d’un souterrain reliant le château à la ferme, mais aussi de mystérieux cadavres dans ce puits.

Là, je vous vois venir, avec la même réflexion que j’avais faite au maire : «Mais, pourquoi, depuis tout ce temps, personne n’a jamais ouvert ce puits ?» Tout simplement parce que tous les membres de la famille Germain avaient toujours refusé de l’ouvrir en prétextant : «Il ne faut pas réveiller les morts». De quoi alimenter les rumeurs les plus folles. Que cachait ce puits, et que dissimulaient les Germain depuis des lustres ? Mais, là, avec le décès du vieux Germain, on allait enfin savoir, car, il n’avait pas d’héritier, et la mairie désirait acheter le terrain du puits pour construire un stade.

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Un an après, toujours en fin de semaine, en revenant de mission du côté de Gap, je prenais le chemin des écoliers pour rentrer chez moi, quand j’aperçus un panneau indiquant le nom de ce petit village. Vingt minutes plus tard, je retrouvais le maire dans son auberge familiale. Heureux de me revoir, il m’expliqua toute l’histoire «La mairie avait hérité de tous les biens du vieux Germain, à deux conditions : que le puits soit ouvert, visité, de façon à ce que ce mystère soit éclairci. Une fois cela réalisé, la mairie devrait impérativement le combler pour que les cadavres, si il yen avait, puissent dormir en paix».

On ouvrit le puits, vide d’eau, et qui, finalement ne mesurait que cinq mètres de profond, et, ne possédait aucun barreau d’acier scellé dans le mur. Au fond, on trouva la cavité fermée par une porte de fer. Derrière cette poterne, une salle d’environ six mètres carrés. Fixées sur les murs, des chaînes laissaient entrevoir que des gens avaient été prisonniers ici, mais, aucun cadavre. Le maire fit faire des recherches historiques qui aboutirent à ceci : «Au quatorzième siècle, le Registre des Feux de cette région, qui recensait les habitants des villages, fait état d’une tour prison avec deux gardes, la dite tour dépendait du château du village. En 1626, sur ordre de Richelieu, deux mille châteaux furent détruits en France, ce qui fut le cas de celui de ce village». Ainsi, ce puits n’était que la base d’une tour prison possédant une oubliette sordide. Aucun souterrain, ni trésor, ni cadavre… Des photos furent prises, le puits fut comblé. Quant à la réflexion des Germain concernant le non réveil des morts, elle s’explique : au Moyen-Âge, les suppliciés et autres brigands étaient ensevelis dans des fosses communes. Le fait de les déterrer, pour une quelconque raison, portait malheur. Le premier Germain, quand il acheta cette ferme, le savait-il ? Peut-être, peut-être…

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Au fait, et la partie de boules ? Naturellement, elle reprit dans la bonne humeur. Ce furent les Grandes-Gueules du haut qui gagnèrent le concours. Oui, mesdames et messieurs, cinq parties sur six ! Cette année là, ils avaient un atout secret : un jeune de dix huit ans qui tirait aussi bien que le Marcel d’en bas. Je peux vous assurer que ce fut un sacré spectacle en technicolor et techni-sonore comme on n’en voit plus ! Té ! Vous voulez que je vous dise ? Les parties de pétanque avec Pagnol, Bourvil et Fernandel, pffft, de la gnognote !

Le soir, durant le banquet qui suivit cet exploit, le Paulo d’en haut expliquait cette victoire d’une façon, comment dire, bien méridionale : «Ouais, on leur a laissé gagner une partie, car peuchère, aux Bravaches du bas, même fanfarons comme ils sont, on allait pas leur faire fanny sur un tel concours. Les pôvres, tu les vois tirer leur honte toutes leurs vies ? Une petite fanny sur une partie ordinaire, oui, avec plaisir. Mais, là, une fanny pour ce concours ? Non, franchement, ça ne se fait pas. Ils l’ont gagné une fois le concours, nous aussi. Ainsi, l’honneur de tout le monde est sauf. Et, l’année prochaine, on remet ça !»

La Grand-Mère qui chantait Sully Prudhomme

Couché dans l’herbe, à l’ombre d’un vieux platane, le jeune adolescent écoutait la vieille dame, sans faire aucun bruit, ne voulant surtout pas détruire le charme de la voix douce et mélodieuse de celle qui tenait en tremblotant un splendide recueil en cuir rouge des poésies de Sully Prudhomme.

L’aïeule leva la tête, suspendit sa lecture, regarda son petit-fils et lui fit signe de s’asseoir à ses côtés sur le vieux banc en rotin. Celui-ci se leva et se blottit contre sa grand-mère. «Dis, grand-mère, toi, tu ne pleures pas, n’est-ce pas ? Tu n’es pas toute seule, nous sommes là avec toi». A nouveau, elle lui fit un signe, plein de douceur, lui demandant ainsi le silence, et continua.

Le garçon regarda la fenêtre du grand salon austère, dont les murs étaient recouverts de photos des disparus, tous inconnus de lui, habillés de redingotes noires, de cols blancs et de chemises amidonnées pour les hommes, et de robes sombres à col de dentelles blanches pour les femmes. C’était la seule fenêtre qu’il pouvait voir de ce côté. Elle était grande ouverte, laissant passer quelques arpèges venant du piano familial, sans doute, sa mère faisant quelques gammes. «Dis, grand-mère, c’est quoi une âme triste ? Au catéchisme, monsieur le curé nous disait que notre âme d’enfant est remplie de joie». La vieille dame lui caressa les cheveux et lui dit : «Écoutes ce qui suit, écoutes bien. Tu vas comprendre, tout devient très beau, un magnifique hymne à l’amour».

Le jeune adolescent essaya d’imaginer son cœur à côté de celui de sa grand-mère, tous deux assis devant la porte vitrée de la grande maison de sa grand-mère, tout en haut du grand escalier de pierre. Il l’aimait bien cet escalier à double volée. Dessous, il y avait une grande serre remplie de trésors de pirates. Au delà de la fenêtre, sa mère entreprit de jouer la lettre à Élise de Beethoven. En l’entendant, il se souvint que sa grand-mère lui avait dit que cette musique était un chant d’amour. «Dis, grand-mère, je ne comprends pas, le baume, c’est bien une pommade, comme celle que maman utilise quand on se blesse ?» La vieille dame le regarda en souriant et lui dit : «Quand tu te fais mal, ta maman, elle te fait également un câlin pour te réconforter. C’est cela un baume au cœur. Mais, sois patient, et écoutes la fin de ce poème».

Entrer tout simplement ? Lui, il aurait bien aimé. Mais, voilà, il n’avait pas le droit de passer par là pour ne pas déranger sa grand-mère. Comme tous les enfants, il devait entrer dans la maison par la porte sur le côté de la grande maison. En haut de l’escalier de pierre à double volée, derrière la porte vitrée, il y avait un grand vestibule, puis à sa gauche, la spacieuse chambre de sa grand-mère, et à sa droite, le grand salon austère aux portraits de ses aïeux ; et tout au fond, un majestueux escalier avec une splendide balustrade en fer forgé, lui même recouvert d’une immense verrière de verres colorés. Derrière cet escalier se cachaient les différents accès à la cuisine, à la salle à manger de style empire, aux toilettes et au bureau de son grand-père. Il était sombre et triste ce bureau avec son petit fenestron. «Dis, grand-mère, il aimait la poésie, lui aussi, grand-père ?»

L’aïeule ferma le livre et sourit à son petit-fils : «Ton grand-père adorait lire. Il était très cultivé. Nous aimions beaucoup discuter de nos lectures. Mais, as-tu deviné quel est le titre de ce poème ? Il s’intitule  »Prière ». Tu vois, le texte est très simple, mais, surtout très beau. L’auteur, tu te souviens, je te l’ai déjà expliqué, Sully Prudhomme était un poète, et comme tout poète qui se respecte, il chante l’amour de la vie sous toutes ses formes, que ce soit l’amour des hommes ou celui de la nature. C’était un grand passionné des mots et du sens que l’on peut leur donner, suivant ce que l’on veut exprimer dans une phrase. C’est cela l’art de l’écriture, ne l’oublies jamais.

Ainsi parlait Joséphine, poétesse dans l’âme, ma chère grand-mère. Je ne l’ai que très peu connue, seulement pendant les vacances scolaires, durant les onze dernières années de sa vie qu’elle a vécues chez nous. En été, mes parents nous emmenaient passer deux ou trois jours dans cette grande maison glaciale où mon père avait passé ses premières années. Là, ma grand-mère reprenait vie, comme si rien n’avait changé, en me chantant Sully Prudhomme et l’amour des mots.

*****

Esmeralda, l’étrangère

La première fois que je l’ai vue, je venais de m’installer dans un petit village creusois. Elle marchait péniblement, s’appuyant sur un bâton noueux, tout en tirant un chariot de courses. Elle faisait peine à voir, vêtue de vêtements sombres, me faisant penser à une andalouse des Saintes Maries de la Mer avec sa mantille noire. Comme nous étions un jeudi, elle devait venir de la place du vieux tilleul, où l’épicier du village voisin ouvrait son camion-épicerie aux clients du hameau. Lui ayant adressé un bonjour jovial, elle tourna la tête, et tout en continuant son chemin, elle m’adressa un sourire fatigué. Soudain, elle délaissa son chariot de courses et revint vers moi. « Merci monsieur, c’est très gentil à vous de me souhaiter la bonne journée ». Sans attendre une réponse de ma part, elle retourna à son chariot, s’accrochant à son ossature branlante, comme si celle-ci pouvait la sauver d’une sournoise infortune.

Curieux, j’avais posé quelques questions à mes voisins à son sujet qui m’avaient répondu : «Ah, l’étrangère, elle est un peu spéciale, gentille, mais, spéciale» – «Ici, tout le monde la connaît, sans vraiment la connaître. Elle n’est pas très causante, c’est le moins que l’on puisse dire» – «Je ne dirais pas qu’elle est simple d’esprit, non pas ça, enfin, elle est étrange» – «Ses parents étaient espagnols ou basques, enfin, c’est ce qui se dit» – «Ah oui, il y en a eu des rumeurs sur sa famille. Vous devriez demander au vieux Joseph, l’ancien instituteur, il les connaissait bien. Il habite à l’autre bout du village, je vais vous donner son adresse».

Profitant d’une petite promenade du côté de l’ancien instituteur, je sonnais à sa porte. Il me reçut fort gentiment. «C’est aimable de votre part de vous intéresser à elle, ici, personne ne s’en soucie guère. Elle s’appelle Esmeralda. Ses parents ont fui la guerre d’Espagne en 1936. Quand ils sont arrivés ici, elle n’avait pas un an. Son père était représentant en tissus, ou un truc comme ça. Ils étaient très discrets sur leur vie passée en Espagne. Lui était souvent absent, en voyage d’affaires, disait-il. Quoiqu’il en soit, ils vivaient bien. Je me souviens de leur intérieur assez cossu, avec notamment des tableaux de partout sur les murs. L’un d’eux représentait une danseuse espagnole. Magnifique toile genre Goya, si cela vous dit quelque chose. Après la mort de Franco, en 1976, ils sont repartis en Espagne, mais Esmeralda a voulu rester en France. Je me souviens qu’elle était très douée à l’école. Elle a fait de hautes études pour devenir physicienne. Il y a 14/15 ans environ, à sa retraite, elle est revenue s’installer dans la maison de son enfance. C’est son père qui l’avait achetée en 1937, payée cash, à ce qui s’est dit à l’époque. Déjà, petite, c’était une solitaire, jouant toute seule dans son coin. Un jour, on va la trouver morte, sans avoir pu l’aider. C’est triste, mais, que faire ?»

Deux mois passèrent sans que je l’aperçoive, même le jour de l’épicier. Un soir, revenant d’une longue vadrouille bucolique, je m’attendais à ce que ma petite Cantate aille saluer le Bichon d’un voisin. C’était devenu un rituel pour les deux compères, me demandant parfois si ma coquine de chienne n’allait pas le narguer en lui contant sa promenade du jour… Contrairement à ses habitudes, elle se dirigea à l’opposé vers un coin du hameau qui se terminait en cul de sac, où au bout, trônait une grande maison au milieu d’un jardin puissamment clôturé. Sachant que l’endroit était privé, je ne m’étais jamais aventuré si loin. Accroupie devant le portillon de son jardin, la femme au chariot de courses semblait bricoler la serrure. M’apercevant, elle me demanda : « Ah, monsieur, vous tombez bien. Je suis bien ennuyée, tout est coincé, et je ne peux pas rentrer chez moi. Pouvez-vous m’aider ?» C’était une antique serrure à gorges qui devait-être plus âgée que la pauvre vieille. L’ayant débloquée non sans mal, je lui proposais d’emmener cette antiquité chez moi pour la réparer. Le lendemain, après avoir remis en place sa serrure, elle m’invita à boire un petit verre de Porto.

*****

Extérieurement, la maison ne payait pas de mine. Franchement défraîchie, cette vieille bâtisse aurait bien apprécié un bon ravalement de façade. Une fois la porte d’entrée franchie, l’intérieur était aussi fatigué par le temps que l’extérieur. Tout ici respirait les années 1900, comme si l’horloge comtoise du couloir d’entrée, en stoppant son tic-tac d’un siècle épuisé qui se meurt, avait figé l’ensemble de cette demeure ancestrale. Peint en gris souris, un soubassement en bois courait le long des murs du couloir. Cette pauvre cimaise étalait sa décadence avec sa parure écaillée de toutes parts. Quelques tableaux, blêmes reflets d’artistes inconnus, accentuaient l’aspect abandonné d’une maison jadis flamboyante. Seul vestige pompeux de cette époque glorieuse, l’escalier au fond du couloir, chef d’œuvre gothique en chêne que l’on aurait bien vu dans une abbaye anglaise.

Elle me fit entrer dans une pièce qu’elle me présenta comme étant sa tanière de vagabondage de l’esprit. «C’est la seule pièce de cette grande maison que j’affectionne le plus, me dit-elle en souriant. Ici, je peux m’évader loin de ce monde cruel qui nous entoure, tout en pensant avec bonheur aux années heureuses, mais aussi, à celles maudites que je ne peux malheureusement pas m’effacer de l’esprit».

Ah, oui, j’en ai vu des foutoirs, mais, comme celui-ci, jamais ! Littéralement, un chef d’œuvre de désordre magistralement agencé, où chaque espace, où chaque recoin, où le plus minuscule vide, où tous, quels qu’ils soient, étaient savamment orchestrés dans une espèce de feria de l’imaginaire, donnant l’impression qu’un savoureux cyclone était passé par là, semant à droite et à gauche, soit des livres, soit deux ou trois bibelots, soit un amalgame de paperasses griffonnées d’encre bleue, soit un vase rempli de roses, soit quelques cadres de photographies jaunies par le temps, soit une corbeille de fruits ou une autre de confiseries ; les ayant abandonnés les uns sur des étagères, les autres sur un ensemble de tables gigognes, ou encore sur une vieille chaise branlante, ou délaissés sur un coin de tapis, ou avachis sur un canapé d’avant-guerre, ou délicatement suspendus à une poignée de fenêtre ; sans oublier la frénésie des six tentures magistralement fleuries, ni le lustre solennel se glorifiant de ses larmes de cristal, ni une dizaine de petits bougeoirs de chambre installés délicieusement ci ou là, ni là-bas, placées sobrement au creux d’un fauteuil Voltaire, une guitare Flamenca et quelques partitions de Miguel Borrull tenant compagnie à une paire de castagnettes d’ébène. Et, tout au fond, faisant face à la porte d’entrée de ce petit paradis, posé sur le manteau d’une cheminée en marbre de Carrare, un monumental tableau époustouflant de profondeur et de beauté envoûtante, où à l’intérieur du cadre doré, une danseuse de flamenco veillait sur l’harmonie des flâneries romanesques de la vieille au chariot de courses.

«Vous êtes la première personne que je fais entrer ici. Pourquoi vous ? Je ne saurais vous le dire, une envie soudaine certainement. A moins que ce soit votre gentillesse qui m’ait poussée à cette audace. Ici, voyez-vous, il y a le résumé de toute une vie, de mon enfance à maintenant, mon jardin secret que, finalement, grâce à votre venue, je suis bien contente de dépoussiérer un peu».

Elle me fit asseoir dans un petit fauteuil, tout en me servant un verre de Porto. Puis, elle m’offrit un cigarillos. «Mon petit péché mignon, hérité de ma chère mère, me déclara-t-elle. Elle aimait s’offrir ce plaisir en compagnie de mon père quand il revenait de ses longs voyages. Oh, que j’ai détesté ses longues absences ! Avec ma mère, nous tremblions de peur qu’il se fasse prendre, emprisonné, ou pire, fusillé. Vous n’avez pas connu la guerre civile, monsieur. Chez nous, en Espagne, ce fut terrible. Mais, je vous ennuie avec mes histoires du passé». Lui ayant répondu que, bien au contraire, n’ayant aucune connaissance sur cette période, je serais très heureux d’en savoir un peu plus, si cela ne la chagrinait pas d’en parler.

«Ma mère, andalouse, était danseuse de Flamenco au Théâtre Royal de Madrid. Mon père, né dans la région de Tolède, était juge au Tribunal Suprême de Justice de Madrid. Et moi, je suis née à Madrid, le 15 février 1936… »

C’est par ces mots qu’elle commença à m’ouvrir les portes de son jardin secret. En 1936, quand éclata la guerre civile, elle avait à peine cinq mois. Comme beaucoup de ses confrères magistrats, son père fut contraint de fuir en France. Au lieu de choisir une grande ville française, il préféra l’anonymat de la campagne, et, s’installa dans ce petit village creusois. Il changea de métier et devint représentant en soieries de luxe. Ce qui lui permit de voyager de partout sur le territoire français, mais aussi, comme l’apprit Esmeralda lors de ses quatorze ans, de se rendre fréquemment en Espagne. C’est à partir de cette période que commencèrent ce qu’elle appelait les années maudites. « Je ne parvenais pas à consoler ma mère qui dépérissait d’inquiétude, priant la Madone de le garder en vie, et qu’il nous revienne sain et sauf. Et puis, heureux hasard, ou bienveillance du Divin, il était là, bien vivant, souriant à ma mère qui le grondait gentiment ». Les années passèrent. De 1937 à 1976, le juge parcourut les routes de France et d’Espagne pour aider ses compatriotes dans le besoin, sans jamais dire à qui que ce soit qui il était réellement. Incognito, comme il avait demandé à sa famille de l’être également, de peur d’une dénonciation. Pendant toutes ces années, Esmeralda se passionna pour la physique, restant auprès de sa mère, ne voulant pas la laisser seule à attendre le retour de l’homme aimé. A la mort de Franco, elle refusa d’accompagner ses parents en Espagne, se sentant plus française qu’espagnole. Toutes les semaines, elle les appelait, dépensant des fortunes en factures téléphoniques. En 1986, ils vinrent la voir pour ses cinquante ans, eux, en avaient soixante quinze. Elle n’alla que deux fois en Espagne. La première, pour l’enterrement de sa mère ; la seconde, pour celui de son père.

Le magnifique portrait, genre Goya, comme m’avait dit le vieux Joseph, était celui de sa mère, cadeau de mariage de son mari. Durant sa petite enfance, sa mère revêtait parfois cette robe somptueuse et dansait accompagnée à la guitare par son mari, pendant qu’elle, la petite Esmeralda, virevoltait avec sa mère. Les années heureuses…

«J’ai tout prévu, m’avait-elle dit un jour. Tous mes biens iront à des œuvres de charité espagnole à Tolède, comme l’aurait souhaité mon père». Tous ses biens ? Non pas tout à fait. Dans ma bibliothèque, il y a un livre que j’affectionne particulièrement : Don Quichotte de la Manche, une édition de 1930. Il a bien vécu ce livre, à force d’être manipulé par la jeune Esmeralda. «Acceptez ce modeste cadeau en souvenir des agréables moments que nous avons partagés. Et surtout, n’oubliez pas, il est bon pour l’esprit d’avoir des rêves fous».

*****

Elle mourut quelques mois plus tard, à soixante quinze ans, juste avant que je quitte ce petit village creusois. A son enterrement, la petite église était remplie de monde, gens du village et tous ses anciens collègues physiciens qui nous dirent que c’était une sacrée bonne femme dotée d’un troublant charisme. Ainsi vécue Esmeralda l’étrangère, fille d’une danseuse andalouse de flamenco au prestigieux Théâtre Royal de Madrid et d’un juge toledanos patriote dans l’âme.