Ce qu’il y a de bien lorsque que l’on doit effectuer des recherches historiques, ce sont les vieux de la vieille ! Ils ont une mémoire fabuleuse, mémoire transmise le soir à la veillée au cours des siècles, tout le monde bien au chaud devant la cheminée. En général, un petit rien, une misérable anecdote locale me permet de remonter à deux siècles en arrière, m’évitant des jours et des jours de fouilles intensives et lassantes dans les archives. Parfois, il y a des histoires que l’on ne trouve pas dans les archives, surtout si elles sont machiavéliques ! Celle de la « Croix de la Veuve » en fait partie. Récit en deux parties. Bonne lecture. Guyrault.
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Ce que vous me demandez-là, si je m’en souviens ? Bien-sûr, mon bon monsieur, comment aurai-je pu oublier ? Ce fut terrible, apocalyptique ! Mais, dites-moi, pourquoi me posez-vous cette question, vous avez à voir quelque chose avec cette sombre histoire ? Vous n’étiez pas né, et vous n’êtes pas de notre région. Alors, pourquoi ?
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Comme je vous l’ai indiqué, je suis venu ici pour effectuer des recherches historiques pour écrire un bouquin sur la vie en Auvergne en l’An Mil. Bien que la période de cette histoire ne concerne pas mon futur livre, je suis intrigué. C’est Jeanne Chavant qui m’en a parlé la première. Et puis, un jour en me promenant du côté de Fernoël, j’ai croisé un vieux monsieur un peu acariâtre qui m’a dit qu’il ne fallait pas que j’aille à la croix de la veuve. Ça porte malheur, qu’il m’a dit. Comme j’insistais pour en savoir plus, il m’a déclaré que d’en parler, ça portait malheur également, mais que si j’étais assez fou pour attirer le malheur sur moi, je n’avais qu’à demander à l’ancien curé. Il paraît que dans votre jeunesse, vous étiez exorciste, et que si j’étais pris par le méchef, vous sauriez m’en sortir !
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Ah ? Ça devait être le vieux Grégoire. Il ne portait pas une veste noire avec des décorations de guerre ?
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Si, en effet. Avec un regard à percer un mur en béton armé. Il n’avait plus de doigts sur la main droite, sauf le pouce. Était-ce un ancien bûcheron, il n’y a que ces gens-là pour avoir les doigts coupés de cette façon ?
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Non, il était facteur de son état. C’est en voulant creuser sous la croix de la veuve que la croix lui est tombé dessus et lui a écrasé les doigts. C’est pour ça, entre autres, qu’il clame haut et fort que la croix porte malheur…
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Mais, dites-moi, monsieur le curé, pourquoi voulait-il creuser sous la croix ? Je n’ai jamais entendu parler de trésor dans la région. Je sais bien que certains parlent d’un veau d’or, mais, tout comme moi, vous savez bien que les rumeurs ancestrales ne sont que des rumeurs…
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Ah, mon bon monsieur ! La folie des hommes ne possède aucune limite ! Elle est comme la rumeur, dont vous parliez. Elle n’engendre que le mal, quand ce n’est pas la déchéance de l’homme ! Figurez-vous que Grégoire Matureau voulait enlever la croix de la veuve pour la remettre là où elle était à l’origine, parce que depuis des années, elle portait la misère à ses poules ! De la folie, vous dis-je ! De la pure folie démoniaque cette croix de la veuve…
Ainsi commença l’histoire incroyable que le curé Herbert me raconta. Ce jour-là, hasard ou destin, j’avais dans ma poche mon dictaphone. La carte à puce était vierge avec une capacité de mémoire de quatre heures d’affilée. De quoi enregistrer les souvenirs d’un vieux curé de quatre vingt dix huit ans…
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Quand tout cela s’est passé, me dit le curé, je ne saurais vous dire avec précision. Le souvenir que j’en ai, est assez vague tout en étant relativement précis. Ce dont je me souviens, c’est que cette année là, Ernest Lagurand – marchand de vin de son métier – est mort écrasé par un tonneau de vin. Dans le village, les bigotes du hameau de Vaux décrétèrent que Dieu l’avait puni de son ivrognerie. Moi, j’étais un tout petit jeunot. D’entendre que le Tout-Puissant pouvait punir d’une telle façon un poivrot me fit poser beaucoup de questions innocentes. Heureusement, il n’en est rien, sinon, depuis le temps que je bois du vin de messe, je devrais être déjà mort et enterré !
Cette année-là fut également une année de grande sécheresse, bien qu’à bien réfléchir, je ne sais plus si ce n’est pas la suivante, ou l’autre encore… Mais, peu importe. A cette époque, le tracteur n’était pas encore arrivé chez nous. Certains en avaient vu à la foire de Clermont, mais pour mes parents et tous les gens du village, ce n’était qu’un rêve inaccessible. Qui aurait pu s’offrir un tel luxe, nous avions à peine de quoi manger correctement ? Et, je ne vous parle pas de nos habits ! Des loqueteaux que nous étions les uns et les autres. Mon père était le fermier du château. Il avait pris la place de Jean Romany, trop vieux pour s’occuper des travaux de la ferme. Ma mère lui préparait sa soupe que je lui apportais tous les jours dans sa masure délabrée. Parfois, j’amenais mon morceau de pain et mon bout de fromage pour manger avec lui. Ça lui faisait de la compagnie à ce cher vieux, il en était bien heureux. Parfois, par temps d’hiver, il sortait une bouteille de gnôle, se servait une bonne rasade et une petite pour moi. Pour me chauffer les tripes, disait-il ! J’aimais bien ces moments, car lorsqu’il avait bu deux ou trois rasades de brûle-péchés, il me contait des histoires extraordinaires de son enfance.
Cette année-là, dont je ne me souviens plus si elle était de sécheresse ou pas, mais ce qui est certain, c’est très précisément le jour où Ernest Lagurand se fit écraser par son tonneau de vin ; ce jour-là, mon bon monsieur, il me raconta une histoire qui hante encore mes nuits. Mais, je cause, je cause… Vous prendrez bien un petit café, à moins que vous ne préfériez la gnôle de poire. Vous verrez, elle est excellente, c’est la recette du père Romany, identique à celle qu’il me servit en me racontant la malédiction de la veuve…
A suivre.